Les imaginaires de la nature : entre récits et engagements
Les imaginaires de la nature ont été très longtemps entretenus (et le sont toujours) par une conception de la société occidentale et du naturalisme.
Selon le philosophe Philippe Descola, le naturalisme se traduit par une culture dans laquelle la « nature » est un « autre ». C’est une extériorité à dominer, un “objet”, une ressource à valoriser et mobiliser ; elle est au service de l’humain comme une matière inépuisable. Aujourd’hui, alors que la crise écologique remet en question notre rapport au vivant et que nous assistons à la 6e extinction de masse, cette vision anthropocentrée et les récits qui l’accompagnent évoluent et heureusement… Comment s’inspirer de la nature, sans retomber dans une forme d’appropriation ou encore de pillage ?

Les imaginaires de la nature comme réponse aux problèmes de notre époque : quête des grands espaces, réassurance médicale, sursaut du réenchantement
Il est assez convenu de pouvoir dire que l’on observe – depuis plusieurs années marquées par une pandémie et un urbanisme croissant – un désir de “retour à la nature”. Plus menacée et donc plus rare, la nature devient synonyme de bien-être, d’apaisement et de déconnexion, s’invitant dans tous les interstices de nos expériences : soin, hospitalité, espaces de vie et de consommation. Ce sentiment a été renforcé post-confinement et certains GR ont connu une augmentation de fréquentation à plus de 70% (1). Ce besoin, cette tendance, les marques l’ont bien compris. En mobilisant différents imaginaires de la nature, elles offrent une alternative à un environnement urbain pressurisant, en font une source esthétique d’épure essentielle ou ouvrent la porte à un ailleurs fantastique, où magie et fantasmagorie se rencontrent.

La grande respiration face aux espaces urbains pressurisants
Dans un monde où l’espace urbain constituera le milieu de vie de près 66% de la population mondiale à horizon 2050 (contre 56% aujourd’hui) (2), l’imaginaire de la nature sauvage véhiculé dans l’esthétique des marques rencontre un fort écho. Le luxe s’approprie cet imaginaire, donnant accès à des horizons indomptés. La campagne bien connue de Burberry, incarnée par la troupe de danse (La) Horde dans « Open Spaces« , traduit cet attrait : leurs silhouettes s’entraînent dans une danse enivrante et poétique, faisant des vêtements de la marque des compagnons d’aventure permettant de défier les lois de la gravité et des espaces. Aigle, de son côté, fait l’éloge d’une nature au pouvoir libérateur dans sa campagne « Respirez, vous êtes dehors », surfant sur la sensation brute d’une grande respiration au contact des grands espaces, entre souffle du vent et herbes hautes sous la main. L’attrait pour les marqueurs esthétiques et culturels de l’outdoor est aussi le témoignage de cette attirance pour les imaginaires d’une nature sauvage. Une nature sans artificialisation anthropique, à l’esthétique intacte, souvent idéalisée, qui puise ses racines dans un imaginaire ancien de nature « primaire » — façonné par les récits romantiques, les paysages picturaux et les mythes d’une authenticité originelle.
Au-delà de la publicité, c’est une réelle tendance qui s’installe depuis quelques années. Sur les silhouettes, on voit apparaître les mousquetons comme des accessoires de mode à part entière, les vêtements “techniques” deviennent le nouvel apanage des jeunes urbains, et les chaussures de montagne se font adopter par les marques de luxe. Que ce soit dans les communautés en ligne et hors-ligne qui réunissent des adeptes des activités d’extérieur comme l’escalade, la course à pied ou bien la randonnée, l’outdoor est partout, en tant qu’état d’esprit et art de vivre. On voit ainsi à tous les coins de rue, des urbains portant des marques d’outdoor et se revendiquant gorpcore : gorp pour « good old raisins and peanuts » – le mélange pour pouvoir tenir le coup en rando. Bref, un style 100% inspiré de la montagne pour aller au boulot en métro ou en vélo, floutant toujours plus la frontière entre fonctionnalité et style. On prévoit une croissance du marché de l’outdoor de 5 à 6% par an jusqu’en 2032, de quoi motiver de nombreuses marques à emboîter le pas.

Science vs. nature, quand la réassurance du médical passe par le naturel
Du côté de la cosmétique, le référentiel de la nature bataille avec celui de la science, avec des formulations chimiques complexes mises en avant comme chez The Ordinary, où le consommateur devient son propre pharmacien et joue au petit-chimiste : sur Tik Tok, la trend #botoxinabottle compte 65,8 millions de vues et ne faiblit pas, à l’heure où la médecine esthétique est en plein boom. Cette tendance a particulièrement mis en lumière deux des produits The Ordinary, avec l’astuce de combiner les produits “10% Argireline Solution” et “Matrixyl 10%” pour arriver à un effet lissant, vanté comme aussi efficace qu’un soin en cabinet médical. D’autres marques, comme Mimétique, copient même la logique du fonctionnement du biomimétisme, soit l’intelligence du vivant, pour assurer une promesse d’efficacité. La marque revendique le “skin-mimétisme”, c’est-à-dire la possibilité d’imiter les capacités de la peau à se régénérer avec des “actifs naturels scientifiquement prouvés”. On parle ici de “prescription”, de “biotech”, de “complexe SMR-C5” et de tests scientifiques, dans un ensemble surchargé de promesses qui multiplie les calques de différents discours (scientifique, naturel, biomimétisme…).

Les marques qui sortent leur épingle du jeu sont sans surprise celles qui réussissent à combiner l’imaginaire d’un pouvoir régénérant de la nature à un discours scientifique, particulièrement depuis la sortie de la pandémie du Covid (encore lui), qui a vu naître l’obsession du “sans” et la popularisation des listes INCI (listes d’ingrédients normés dans les produits).
Chez Aesop, ce lien se fait subtilement. Depuis longtemps maintenant, la marque travaille une sobriété épurée tant dans ses compositions que dans son langage. Sur ses étiquettes, on découvre, au même niveau sur le devant des packagings, des formulations à base de plantes (écorces de bergamote, orange amère, bouton de camomille…) et le détail du soin en question (sérum, crème, savon) sans ornement ou slogan, avec un langage littéral et très simple à décoder. Cette épure des mots s’accorde avec des bouteilles en verre fumé opaque, dont le rôle est initialement de protéger le produit des UV, permettant ainsi d’éviter l’utilisation de conservateurs. La marque réussit ainsi le pari d’incarner la promesse d’une innocuité et d’un soin de soi qui va à l’essentiel.

Sursaut du réenchantement : la nature magique et onirique des nouveaux horizons
D’autres imaginaires de la nature racontent quelque chose de notre société dans son besoin d’échappatoire d’un univers urbain trop pollué, trop stressé, trop exposé. Cycles cosmiques et célestes, forêts brumeuses et oniriques, nature primordiale, sont autant d’éléments que l’on retrouve, pêle-mêle, dans les récits des marques, de la cosmétique aux spiritueux en passant par l’alimentaire. Chez Garancia par exemple, les “baumes des sorcières” et les élixirs enchantés redonnent à la cosmétique une dimension quasi-alchimique.

Des imaginaires à l’action : le passage du récit à l’engagement
Mais comment passer de l’imaginaire à l’action ? Car si ces récits séduisants participent à modeler nos imaginaires de la nature, ils interrogent sur leur concrétisation. C’est tout le cœur du rapport Comment faire évoluer nos imaginaires ? publié par l’ADEME, qui souligne que « les récits ne doivent pas seulement séduire, ils doivent proposer des modèles activables, capables de transformer nos comportements et nos structures économiques ». Cette nécessité d’aligner discours et actions devient une attente forte des consommateurs, de plus en plus sensibles aux dissonances entre récit des marques et engagement réel.
Certaines marques réussissent ce pari. Toujours en cosmétique, c’est le cas, par exemple, de Tata Harper, pionnière en cosmétique naturelle (sans ingrédient de synthèse), qui incarne ce récit dans sa chaîne de fabrication. Tous ses produits sont élaborés sur sa ferme du Vermont, en circuit court, avec des ingrédients cultivés sur place et transformés sans intermédiaire. Ce choix permet non seulement de garantir la traçabilité (la fondatrice garde un œil sur les différentes étapes de la production : formulation, fabrication, remplissage, expédition), mais aussi de réduire ses émissions de carbone, car la marque ne fabrique qu’avec un mois d’avance en fonction des quantités demandées. Ainsi, elle se différencie de la plupart des marques de beauté dont les produits sont stockés dans des entrepôts pendant au moins six mois, avec souvent des problèmes d’invendus (en raison des dates limites d’utilisation) qui obligent la destruction des produits, générant des déchets inutiles. Voir l’article très complet du Monde sur ce sujet.
Parallèlement, l’évolution des modes de gouvernance ouvre de nouvelles perspectives. Si la nature devient un sujet de droit dans certains pays, pourquoi ne pas lui donner une place dans les structures décisionnelles ? Quelques pionniers, tels que Faith In Nature, expérimentent en intégrant des critères environnementaux forts dans leurs indicateurs de performance, en attribuant un siège symbolique à la nature au sein de leur conseil d’administration.
Chez d’autres, elle est même actionnaire majoritaire, comme l’a opéré Patagonia. Ironie du sort, Patagonia est une des top marques sollicitées par les Gorpcore.
Qu’en pensent les experts ?
Que ce soit dans la mode ou dans la cosmétique, on assiste à une appropriation de la nature par les marques et plus largement par les tendances sociétales. Mais qu’en pensent les spécialistes de la nature ? On a posé la question à Marine Calmet, fondatrice et présidente de Wild Legal, association qui défend la reconnaissance des droits de la nature en France.

« Dans notre culture du naturalisme, l’animal ou le végétal n’est qu’un cadre, un décorum pour mettre en valeur l’être humain. D’ailleurs, je tiens à préciser que ce n’est pas propre à notre époque ! Dans l’art – la peinture notamment – la nature, les plantes, les animaux ou les espaces sont essentiellement représentés pour les symboles qui y sont associés ou en tant que paysage support des activités humaines. Je crois que cela a eu un impact fort sur notre capacité à voir dans les entités naturelles et les autres vivants des sujets à part entière. Notre œil n’a pas été entrainé à les appréhender pour ce qu’ils sont, à voir leur altérité, parce qu’il se focalise sur les sujets humains. Ils sont effacés, invisibilisés, essentialisés par notre regard, purement esthétique et non politique, insensible à leur présence dans l’image.
Pour autant, les mentalités évoluent. La “nature”, ou plutôt, ses vertus telles que l’apaisement, la santé, et la liberté, sont associées à des sentiments positifs, ce qui encourage le développement d’un nouveau rapport au vivant. Mais la subtilité réside dans le fait de ne pas continuer à cultiver un rapport strictement utilitariste à la nature (c’est-à-dire, s’intéresser à la nature uniquement dans le but d’en tirer des ressources ou des services à destination de la satisfaction des besoins humains) ou patrimonial (la nature est réduite au concept d’environnement, à savoir, ce qui nous entoure, ce qui est extérieur à nous, réduit à un simple paysage, et valorisé ou non pour des raisons d’identification entre l’humain et le milieu qui le renvoi à lui-même), mais de développer un sens de la réciprocité et de considération pour la nature, dans sa valeur intrinsèque (pour elle-même). Selon un rapport de décembre 2024 de l’IPBES (la plateforme internationale des experts de la biodiversité) sur les “changements transformatifs” à opérer, cette rupture entre l’humain et la nature est un des trois grands obstacles à surmonter pour réussir à lutter efficacement contre l’effondrement du vivant dans les années à venir. Notre lien culturel à la nature est donc la mère des batailles dans la communication et les messages qui sont véhiculés auprès du public.
Il est donc nécessaire de politiser ces imaginaires, ces récits, en redonnant leur juste place aux êtres vivants, animaux ou végétaux qui assurent notre protection, notre bien-être, notre santé, en concevant des messages porteurs de ces nouvelles alliances nécessaires avec les autres vivants. En se plaçant dans la perspective des autres qu’humains, en faisant de ces êtres vivants des acteurs et des sujets à part entière de la communication des marques. En montrant également les enjeux de la protection de leurs droits propres, leur droit à vivre, à conserver leur intégrité face aux forces de destruction du vivant que sont le productivisme, le consumérisme débridé et l’extractivisme forcené, responsables des crises écologiques que nous subissons. Les marques et les entreprises doivent faire alliance avec le vivant, pour préserver l’habitabilité de notre monde, en prenant des engagements sincères et efficaces, en intégrant les besoins des milieux de vie et de leurs habitants, humains et autres qu’humains et en travaillant activement à repositionner leurs valeurs (essentiellement orientées vers la recherche de gains financiers court termistes) pour ainsi provoquer une bifurcation des repères culturels de notre société toute entière »
Qu’est-ce qu’on en retient ?
Se rapprocher de la nature, avec respect et appétence, est une bonne chose dans un contexte où l’être humain doit mieux comprendre son rôle au sein des écosystèmes et doit impérativement relativiser sa posture d’espèce dominante. Comme l’explique Marine Calmet, il faut briser la sphère utilitariste et patrimoniale qui perdure dans notre relation à la nature. Alors que la nature appelle au temps long, à la résilience, à l’inspiration, si cette dernière devient un levier de tendances et de consommation, nous devenons les instigateurs d’un effet rebond plus que regrettable et dommageable. Il est donc important, que les auteurs, artistes, communicants, designers, arrivent à placer les bons curseurs pour s’inspirer de l’esthétique et de la résilience de la nature sans tomber dans l’appropriation ou pire, le pillage. Pour cela, pas de recette magique : repenser notre lien culturel très ancré, suppose cheminement et déconstruction.
Sources :
(1) https://www.ffrandonnee.fr/s-informer/actualites/regain-de-frequentation-sur-les-sentiers-de-grande-randonnee-du-lot
(2) https://www.un.org/fr/desa/world-urbanization-prospects